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14. vers Biskra

dimanche 17 février 2008


Il a été affecté à Biskra, un centre de jeunesse que les militaires cèdent aux Centres Sociaux. Le centre est tout équipé.
Saïdi, qui est affecté du côté de Bord-bou-Arreridj, poussera jusqu’à Constantine pour les accompagner : aux deux cantines de Jaqez, s’ajoutent les quelques valises de Rabéa et un précieux carton qui contient les cadeaux de mariage offerts par les copines de l’hôpital de Miliana.
Quittée l’agglomération algéroise, pour Jaqez, c’est la découverte d’une autre Algérie. Les gorges de Palestro, les contreforts sud du massif kabyle, la montée sur le haut-plateaux sétifien.
Ils feront un arrêt ému à Sétif. À la gargote, Rabéa et Saïdi s’entretiennent longuement en arabe des événements de 1945. Quelle famille de l’est algérien n’a pas été concernée par ces massacres ?
Lors d’une de leurs toutes premières rencontrées, Rabéa lui a dit la mort de son père et de sa mère, mais elle ne s’est point étendue, elle a très vite parlé de son grand-père.
Jaqez les laisse s’entretenir, il ne se sent pas exclu, cette sorte de solitude linguistique ne lui pèse point. Déjà dans les villages ivoiriens du Moronou, quand brusquement ses hôtes abandonnaient le français pour recourir à l’Agni qui leur rendaient l’aisance et la faconde, il souriait et se rendait plus attentif aux visages et aux corps.

Près de soixante après, que demeure-t-il de cette atrocité ? Quelque livres sur les massacres coloniaux. Qui a encore douleur de ces morts ? Sétif, Guelma et Kherrata, Perigotville et Fedj-Mezzana, Pascal et Colbert, Saint-Arnaud et Villars, Millésimo et l’horreur des fours à chaux d’Héliopolis ! On discute l’arithmétique du massacre. Mais ce qui importe c’est mémoire du sang paysan, le sang artisan, le sang des jeunes et des vieux. Ce qui importe, c’est mémoire de la paysanne au ventre doublement ouvert et souillé.

À cette époque, il n’a lu que les pages de Nedjma :

« Lakhdar et Mustapha quittent le cercle de la jeunesse, à la recherche des banderoles. Les paysans sont prêts pour le défilé, – Pourquoi diable ont-ils amené leurs bestiaux ? Ouvriers agricoles, ouvriers, commerçants. Soleil. Beaucoup de monde. L’Allemagne a capitulé. Couples. Brasseries bondées. Les cloches. Cérémonie officielle ; monument aux morts. Contre-manifestation populaire. Assez de promesses. 1870. 1918. 1945. Aujourd’hui, 8 mai, est-ce vraiment la victoire ? Les scouts défilent à l’avant, puis les étudiants. ........................ L’hymne commence sur des lèvres d’enfants :

De nos montagnes s’élève La voix des hommes libres... »

Il en sait quelque chose de ce 8 mai 1945, Yacine, il y était. Au commencement, les “arabes” ne fêtent, eux aussi, que la Victoire ; mais “on” leur a fait des promesses, non ? Leur faute, impardonnable, il est vrai, puisqu’ils vont être massacrés pour ce geste - c’est de déployer des drapeaux “algériens”, le Croissant et l’Étoile dessinés sur un fond mi-vert, mi-blanc par le leader indépendantiste, Messsali-Hadj !

La responsabilité devant l’Histoire se dilue jusqu’aux seconds couteaux : Achiary, Butterlin, Abbo et d’autres. Soit. Mais encore ! Le Grand Libérateur qui est l’Intouchable, a su, lui ! Il n’a rien dit ! Comme s’est tu son vice-président du Conseil, un certain Maurice Thorez ! Comme s’est tu un certain Tillon son ministre de l’Air ! Comme, dix-sept ans et cinq jours plus tard, en pérorant sur le balcon entouré de ceux qui, trois ans et quelques jours plus tard allaient lui chier dans ses bottes de cavalier du grand destin : sur la torture, il savait encore et il ne dit toujours rien. Il changeait seulement de point de vue sur l’Histoire. Comme Charonne et ses empalés, ses noyés, ses écrasés, ses étouffés par son préfet de police de Paris, Papon. Le pesant silence de ses Mémoires.

Dix ans plus tard, l’odieux Zighout Youcef, en commandant les atrocités de Phillippeville, d’Aïn-M’lila ne fera que volontairement creuser l’amère fosse de cadavres qui séparera pour longtemps les deux communautés ........

Ils sont fauchés. Ils mangent à peine. Ils sont amoureux. Elle lui fait tendrement le reproche de ne pas lui avoir avoué ce manque d’argent. À sa libération du camp de transit et de triage, De Corme Saint-Aubin lui avait offert un poste dans une équipe médico-sociale itinérante. Elle aurait encore été obligée de jouer le double jeu ; mais elle savait faire, ajoutait-elle en riant.

À Constantine, ils n’ont plus un sou. Ils logent dans un hôtel borgne tout près de la place de la Brèche. Ils se nourrissent de fruits et boivent de l’eau, ils n’ont pas de quoi payer la chambre, ni de prendre un billet de train pour Biskra. Jaqez n’a pas osé demander un prêt à Saïdi ; il sort à la recherche de Ben-Khodja. À Tixeraïne, ils ont vite frayer. Ben Khodja, une vraie gueule d’Arabe, lui rappelle Boulkhour. Au sortir de la formation, il a dû retourner boucler le trimestre scolaire dans l’école dont il était le directeur. Jaqez se souvient vaguement du groupe scolaire quelque part dans la banlieue de la ville.
Il s’en va à travers la ville, piéton sans peur. Depuis, qu’ils ont quitté Alger, il n’éprouve aucune crainte comme si la présence de Rabéa lui était un laisser- passer pour toutes les rencontres. Il retrouve Ben Khodja qui le dépanne.

Le lendemain, chambre d’hôtel réglée, ils prennent l’autorail pour Biskra, heureux comme des gosses qui s’en vont découvrir le monde. Lui, il en rêvait tant de ce Sud. Elle, le front contre la vitre, elle tient la main de Jaqez, regarde de tous ses yeux son pays qui se découvre à elle après cinq ans d’absence. Ils seront attendus à Biskra par le directeur du Centre Social de Fort-Turc, le second Centre social de la palmeraie.

Quand Batna s’annonce, La main de Rabéa main presse plus fort celle de son amant : « Quand ils m’ont interdite de séjour, j’ai passé trois nuits odieuses dans un des hangars de la gare ! Le train venant de Constantine avait sauté sur une mine ; la voie était coupée. Personne ne savait quand la liaison serait rétablie. Les gendarmes m’ont enchaînée à un pilier du hangar avec trois autres suspects, des hommes. J’en connaissais un, il était membre de l’organisation politico-administrative d’Aïn-Naga. Nous nous sommes volontairement ignorés, mais sa présence m’a rassurée. Nous n’avons rien bu, ni manger pendant trois jours. Pas de couvertures ; à peine nous conduisait-on aux toilettes ! Et en novembre, les nuits sont glacées à Batna. »
Elle sourit en se frottant contre mon épaule : « Et cinq ans après, me voilà la maîtresse d’un ex-lieutenant français ! »
Lors de l’arrêt à en gare de Batna, elle descend marcher sur le quai ; Jaqez pense qu’elle a besoin de se détendre ; elle disparaît quelques instants de son regard.
Quand l’autorail repart, elle est quasi vide. Guère de monde pour aller se perdre dans les territoires du Sud !

El-Kantara, la sublime porte, la gorge frémissante de palmiers et vers El-Outaya, s’esquisse la beauté du désert qui se donne à lire dans l’aridité et la poussière.
Entrée dans les territoires du Sud et contrôle d’identité par les militaires. Rabéa sort une carte d’identité de “harkette”. Jaqez s’étonne de cette carte :
« N’aie crainte, c’est Fromont qui me l’a faite établir pour circuler plus aisément ; après ma libération, je n’ai pas eu le temps de me faire établir une nouvelle carte d’identité française, dit-elle en appuyant sur française. D’ailleurs me l’auraient-ils faite à la mairie de Miliana : Ils m’avaient déchiré l’ancienne quand j’ai été internée dans ce cher camp dont tu m’as si amoureusement sortie. Carte déchirée, empêchée de circuler et tu retournes au camp. Ne te soucie pas de l’avenir. »
Conspiratrice, elle fouille son sac à main et de son tréfonds en sort un papier vert plié en huit. Elle le déplie soigneusement après avoir regardé alentour ; Jaqez ne peut y voir que des lettres dactylographiées en arabe. Ah si ! l’en-tête en français à peine lisible, le ruban de la machine devant être sérieusement usagé ; il y lit « République Algérienne - FLN - ALN - Wilaya I »
« L’ex-lieutenant français a une maîtresse fellagha ! » Elle éclate de rire et l’embrasse.
Il ne la questionne point. Depuis la rencontre de Marceau, il pressent la vie souterraine qu’elle continue de mener ; à l’hôtel de Constantine, elle est sortie deux ou trois fois ; curieusement, elle se voilait d’un “haïk” algérois, elle qui était si fière d’être une Berbère, une Chaouia, libre et dévoilée. Il s’était étonné de cette vêture.
« Ça aide, lui avait-elle répondu. » Elle s’absentait une demi-heure, une heure, guère plus. Déjà à Alger, lors de leur week-ends amoureux ...

L’autorail s’acharne dans la montée du col de Sfa. Dans la descente, ils contemplent la longue et tendre déchirure verte de la palmeraie ; elle naît dans les derniers contreforts des Aurès et se coule dans les courbes de l’oued qui lui a donné son nom : Biskra !
Elle appuie sa nuque sur l’épaule de Jaqez. Une vie neuve devant eux, grosse encore de risques, lourde d’espoir. Elle lui fredonne ce qui deviendra le tube de leurs soirées de couvre-feu, le “Kassamen” qui est l’hymne de l’indépendance future.

Il est encore un peu agacé de sa propre émergence dans cet univers où se dit tout naturellement l’indépendance, la fierté de la lutte, l’oppression coloniale secouée. Il se sent visé, jugé. Il est encore de ce qu’il estime être le bon côté : même avec elle, il prend encore cette distance un peu froide dont il se cuirassait naguère à Tamloul, quand les gars de l’OPA ou Boulkhour amorçaient pour le sonder une conversation sur l’avenir de l’Algérie.
Les deux mois de discussions nocturnes à Tixeraïne avec Ben Khodja, Saïdi, Boukhalfa, Sbartaï, sur l’indépendance qui s’annonce, sur le socialisme algérien, sur le développement ne l’ont pas encore décrassé.

Il est encore sous influence : l’enfance chrétienne, le solennel “Allez ! Enseignez toutes les nations...” qui a bercé son enfance. Les croyances et les légendes familiales, la “Tante Bonne Sœur” et ses Îles Gilbert, les pagnes de Papouasie, la “Sainte-Enfance” et les sous épargnés pour acheter des images pieuses qui vous donnent le droit de baptiser des petits Chinois et d’être ainsi un parrain à multiples filleuls, les lointains, les démunis, les pauvres, les païens, les Frères de Ploërmel, la mission civilisatrice de la France, les Bons Pères, le livre et la Croix qui s’avancent à l’orée d’un village nègre.
Il y a du palmier et des femmes lascives entr’aperçues dans la poussière des vieux livres d’art que recelait le grenier de la maison Garnier ... Il y a ce qu’on se disait à voix basse parmi les petites gens de Nantes sur les caves de la grande bourgeoisie qui suintaient du sang des Noirs, les lectures de l’Illustration où l’on voyait des fiers explorateurs débarqués sur d’immenses plages par d’athlétiques sauvages nus. Ségalen est encore loin !
Il vit dans cet entremêlement.

Mais cette femme, qui était et n’était pas l’Orientale de ses rêves, le hissera ailleurs. Et tout ce terreau, cette aliénation, diraient les conscientiseurs qui vont bientôt sévir, fécondera un autre homme qui ne reniera rien de toutes ces fadeurs. Jusqu’aux effluves plus malsaines de pétainisme et d’antisémitisme qui affleuraient dans sa famille mais qu’il acceptera mal parce qu’il ressentait, tout môme, une injustice cruelle dans le sort auquel le petit peuple “catholique et nantais toujours” renvoyait ces gens qu’ils appelaient avec dédain les Juifs et, avec plus de mépris encore, les Youpins.
Il n’avait pas oublié une conversation sur le marché Talensac quand sa mère et d’autres s’étonnaient que les Burons, – « Oui, vous savez, nos voisins, qui sont banquiers » – ne la portaient cette étoile jaune et que le curé de Saint-Similien avait osé dans son prône du dimanche assurer que le Christ était juif. Il n’avait pas oublié le premier vieux monsieur accompagné d’un jeune enfant, croisés dans la rue et l’énorme étoile cousue, côté cœur, sur leurs manteaux.
Quelques mois plus tard, dans une certaine allégresse de libération quand les soldats américains lui donnent chocolat et chewing-gum, il pleure parce que, place Viarme, des hommes sur une estrade tondent violemment quatre femmes. Il ne comprend pas, mais il est révulsé par ces étoiles jaunes et ces crânes rasés.
Plus tard encore sur le chemin de l’école, deux ou trois fois, il a croisé, au sortir du Palais de Justice, un homme encadré par deux gendarmes ; son regard s’est arrêté sur les poignets de l’homme menotté.
Sourd ressentiment de la violence et de l’humiliation. Est-ce à ces souvenirs qu’il doit d’avoir fait trente mois durant, une guerre propre. Cela ne se dit plus, mais cela se disait encore.

Il pose sa main sur la cuisse de Rabéa. Souplesse tiède sous la robe fine. Les premiers cubes ocres des maisons de la palmeraie. Plus à l’Ouest, les collines déchiquetées des Zibans. La petite gare de Biskra. Comme une de ces gares de province ; il ne manque même pas l’encadrement de briques rouges aux portes et fenêtres. lls sont les seuls à descendre. Le vent lève des tourbillons de poussière sableuse. Jaqez s’arrête un instant sur ce quai. Il y a dans ce vent comme l’odeur d’une Afrique au-delà du désert. Ils sortent de la gare.

Un homme attend à côté d’une 2 CV. Silhouette trapue, cheveux gris, un visage ouvert, un léger étonnement dans le regard qui s’attarde sur Rabéa. Alger lui avait annoncé l’arrivée du nouveau collègue de Star-Melouk : il se retrouve devant un couple et elle, c’est une algérienne ! Très vite, il sourit et s’avance : « Chris Van Der Meulen ! »

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