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10. Tamloul 2

samedi 19 avril 2008, par Grapheus


Trois jours après, vers minuit, juste avant que le dernier quartier de lune se lève, Carbone et Launay s’embusquent dans les venelles près de la porte nord.
Le quart d’heure suivant, brèves rafales de la Mat de Carbone, longue et sèche stridence du fusil-mitrailleur de ce têtu de “paydret” de Launay qui ne veut point se démunir de ce qu’il appelle “sa charrue” – on a rarement vu un aussi bon tireur de FM : à la hanche, et je t’arrose la cible avec la précision d’une carabine US. Là, il a arrosé les jambes d’un jeune gars qui est empêtré sous les chevaux de frise et qui hurle, le genoux éclaté... Younsi et Jaqez, ont giclé de leurs lits-picots. Un petit croissant de lune. Deux minutes, à peine, au pas de course pour rejoindre les deux embusqués qui sont encore tapis dans l’ombre d’un pignon.
Jaqez s’accroupit près de Carbone qui lui chuchote : « Fais “pé”, Jaqez, le fell, il a toujours son arme. Ils étaient quatre. On avait laissé le premier passer la frise, on a tout lâché quand le second s’est engagé ; le premier, il a ressauté de l’autre côté. Bon diou, jamais vu un type faire un tel bond, il a rejoint les deux autres qui déjà se carapataient vers le nord. Je crois qu’il y en a un des trois qui a été touché. Demain, bon diou de bon diou, j’essaie de sauter par-dessus ces sacrés barbelés ! »

Le gars dans les barbelés hurle toujours. Brouhaha dans les mechtas voisines, derrière les murs de branches montent des gémissements de femmes. Voix plus graves d’hommes qui tentent de rassurer. Des youyou fusent, étouffés. Le gars hurle à la mort. Il faut vite le sortir de là. Younsi rampe jusqu’aux barbelés, il est à un mètre cinquante du blessé.
Soudain du nord, on les allume. Brèves rafales de sten. Les vaches, ils n’ont pas décroché ; ou ce sont les trois fuyards, ou un groupe d’appui qu’ils doivent mettre en place quand ils viennent se balader à Tamloul ; ils doivent être planqués dans les premiers enrochements avant les crêtes qui les feront basculer en Forêt Affaïne ; ils doivent y tenir au gars qui gueule sous les barbelés.
Jaqez n’a rien à dire : Younsi s’est replié et Launay est déjà deux ruelles plus loin, à plat ventre, son fusil mitrailleur en position, il arrose de rafales brèves les enrochements. Jaqez bigophone à Ali, ils sont certainement éveillés. Oui ! « Ali, vite un tir de grenades à fusil, à trois, quatre cents mètres sur les enrochements du nord. » Launay lâche toujours ses brèves rafales, on voit les traçantes qui fusent sur les pierres. Deux minutes plus tard, deux explosions sourdes, l’une un peu en avant du point estimé où sont les fells, la seconde dans le mille, de suite suivie d’une éclairante.
Vingt dieux, Ali, tu fais fort, tu sais !

Encore un feu d’artifice à Tamloul, ça devient une coutume. Sous le parachute qui descend lentement, lentement, les enrochements sont en plein jour, silencieux.
Launay, calmement, continue son tir pendant une minute ou deux. Silence. Le gars recommence à hurler ; dans les mechtas, les cris reprennent. Younsi rampe à nouveau vers l’homme, il lui parle doucement, de la crosse de son MAS 36, il éloigne l’arme du fell, Carbone retourne à la cagna chercher les pinces coupantes. On le dégage avec le plus de précaution possible. Il agrippe dans sa main gauche un mince porte-documents. Il hurle. Le genou est en bouillie. Un garrot au-dessus avec le ceinturon de Jaqez. L’arme, c’est une jolie mitraillette Sten, elle paraît toute neuve.
Pas n’importe qui, le genou broyé ! Les fells sont gonflés : qu’ils veuillent les allumer soit, qu’ils veuillent abattre leur copain blessé pour qu’il ne parle pas, soit ! Mais ils devraient savoir que derrière les Français, il y a les mechtas et que ce n’est pas un mur de branche ou un pisé léger qui va arrêter leurs balles.
« Restez près de lui ! » Jaqez va appeler Lehoux à Rhardous. Carbone n’a pas ramené que les pinces coupantes, il a pris le temps de fouiller dans son sac et de prendre sa trousse de première urgence. Quand Jaqez les quitte, ils ont, toujours vigilants, tiré le blessé dans l’ombre du pignon et Carbone lui administre une bonne dose de morphine dans les fesses à travers la toile du treillis. Les mechtas se sont apaisées, quelques pleurs d’enfants, des conversations à voix sourde.

De Rhardous, ce sont la jeep et le half-track qui descendent tous feux éteints. Marcadot accompagne Jean et Sadourne. Tiens !
« C’était sérieux, cette fois-ci ?
– Oui, ils étaient moins nombreux. Quatre. Mais ils avaient sans doute un groupe de repli dans les rochers, au-dessous de la crête.
– Nous aurions pu vous appuyer au mortier.
– J’y ai pensé. Mais trop long. Par contre, ce serait intéressant de cibler ce coin.
Le gars est transporté dans la cagna, Ali et les autres poussent leurs lits pour faire place au brancard. Jean a fait sauté le garrot, stoppé l’hémorragie, réadministré une morphine, pansé, mis une attelle.
Cynique, mais c’est manière de carabin qu’il se donne, il s’adresse à Marcadot et à Jaqez : « Si vous voulez le garder, il faut une évacuation sanitaire demain, soit sur Cherchell, soit sur Blida. Par la route, il tiendra le choc ! Au moins jusqu’à Marceau. »
Marcadot et Ali-Messaoud fouillent le porte-document : des papiers en arabe, des tracts de propagande. D’après Ali, le jeune gars, lieutenant, serait l’adjoint du capitaine de la mintaka Affaïne. Le blessé geint doucement. Ils le garderont toute la nuit, ici. Il vaut mieux lui épargner un déplacement sur Rhardous. La fin de nuit sera blanche.Ils doublent le guet et patrouillent silencieusement jusqu’au petit matin dans les ruelles. On ne sait jamais ! El-Amhra s’est assis sur le lit de Jaqez, il a pris la main du “fell”. Jaqez lui sourit et sort.

Au matin, il y a un groupe de femmes assises en cercle devant le poste.
« Il faisait encore nuit quand elles sont arrivées. »
Quand elles voient Jaqez, deux d’entre elles se lèvent.
« Jaqez ! C’est la mère et la femme du fell ! » Elles ne demandent rien, elles sont là. C’est ce silence qui fait monter cette dureté en lui. Il a envie de les envoyer chier. De leur refuser ce que leur mutisme fier exige sans doute et c’est cette exigence sans concession, cette exigence de femmes, qui l’exacerbe. Quelle haine se lève de ses poings qui se serrent, de ses mâchoires qui se crispent ? Cet odieux pouvoir de leur dire non ! De leur crier qu’elles n’ont aucun droit ! Qu’il avait le droit de le crever, ce mec, cette nuit !
Le regard d’Ali, celui d’El-Amhra ! Le regard de la jeune épouse ! Ils attendent. Le regard de la mère ! ce regard ne demande pas, il n’attend pas, il ne se soumet pas. Il exige.
Jaqez s’efface. Qu’elles entrent.
Soudain, il a honte.

Il y eut encore une alerte. Plus tard. Déplacements ? Bruits suspects ? Du côté de nos latrines qu’ils avaient établies hors de la clôture. Comme aucun des usagers habituels de ce lieu n’était sorti, Tardier et Tidjane de guet ont rafalé consciencieusement alentour des dites latrines.
Les seules nouvelles des fells qu’ils vont désormais reçevoir, leur seront livrées par les bulletins hebdomadaires du 2ème Bureau de Cherchell qui, au hasard des opérations, collectera un certain nombre d’informations diffusées dans les maquis, annonçant que dorénavant Tamloul ne pouvait plus être considéré comme une plate-forme de sensibilisation et d’information aux valeureux objectifs de la Révolution à destination des populations environnantes, ni comme une base de repli et de repos pour les fidaïnes fatigués ou blessés, que toute intervention de l’Armée de Libération Nationale, outre un danger certain pour ses propres fidaïnes, mettrait en péril la sécurité de la vaillante population qui était toute dévouée à la cause de son Armée de Libération”.
Jaqez et ses gars n’allaient pas baisser la garde pour autant. Guet, fouille, contrôle des mechtas, embuscades à deux vont continuer. Seulement, dans le bocal, ce n’est plus le même poisson ! La merde va venir d’ailleurs.


Le lendemain après-midi, Jean et Sadourne sont encore là. Les deux matrones du village sont confrontées à un accouchement difficile et les ruses de leur savoir-faire achoppent.
Jaqez les accompagne avec Tardier. Tardier reste dans la ruelle, devant la porte. Jaqez s’apprête à demeurer dans la cour de la mechta ; il y a pas mal de monde, les voisines sans doute et les hommes de la mechta, un jeune, le futur père, et trois plus âgés dont un grand vieillard très noble assis dans l’ombre. Jaqez l’a déjà aperçu et ils se sont salués au café maure ou sur le terre-plein qui sert de mosquée. Jean et Sadourne se penchent pour franchir la porte basse de du gourbi, quand une femme s’interpose entre eux, interdisant à Sadourne l’entrée avec une volubilité de paroles en berbère qui les laisse interloqués. Jean prend son regard noir et tente d’expliquer que Sadourne est l’infirmier, qu’il a besoin de son aide. Les femmes persistent dans leur refus. Jaqez sort de la cour pour aller chercher Ali, quand la voix du vieux s’élève, tranquille : « Lui, c’est un homme , dit-il à Jean en désignant Sadourne, il ne peut pas entrer. Prends avec toi le lieutenant, c’est un “cheikh” ! »
Ils se regardent tous les trois entre rogne et rire. C’est le rire qui l’emporte.
Quel prestige leur confère à Jean et Jaqez l’honorable statut de n’être point des “hommes” ? Entre l’homme et le sage, l’écart n’est-il que de désir ? Jaqez tend sa carabine à Sadourne :
« Tu sais mieux t’en servir que, moi, de tes outils. Va donc chercher Ali, il peut être utile.
– Je t’expliquerai, lui dit Jean. »

Ils entrent avec les deux matrones. Le gourbi est sombre et enfumé, il n’y a d’ouverture que la porte et dans un coin, un kanoun exhale un parfum âpre d’eucalyptus, de camphre et d’encens. La jeune accouchée est accroupie sur une natte, elle se suspend par les bras à une des poutres basses, elle tient le bas de sa robe entre ses dents, le ventre vit d’une force incroyable, elle geint doucement .
« La position traditionnelle de l’accouchée, lui dit Jean. C’est loin d’être la plus mauvaise. »
Jaqez ne comprendra pas grand-chose à ce qu’il fera. Entre temps, Ali qui est arrivé, mais demeure dehors accroupi, le dos tourné à l’entrée, traduit en arabe à voix forte les explications que Jean donne au fur et à mesure aux matrones qui observent les gestes du chirurgien.

Le bébé sera une belle petite fille, gigotante et crieuse à souhait, et quand ils ressortiront, les gens, dans la cour auront de beaux sourires.
« Barak’Allah oufi koum ! Merci, merci beaucoup. C’est bien, c’est bien, mon Lieutenant, ajoutera en s’adressant à Jaqez le vieux qui s’est levé pour les saluer, Jean et lui et qui tient leurs mains longuement dans les siennes. Il y aura trois fois encore un tel événement.

Les temps qui suivent, quand Jaqez se balade seul dans le village, ses épaules s’allègent. Les regards ne fuient plus. D’un jour l’autre, ils côtoient la mort, ils assistent la vie.


La merde allait surgir de leur propre côté. Il est allé trois jours prendre une resucée d’action psychologique à Orléansville. Le DOP, l’officine du 2ème Bureau de Cherchell, est venu, ils ont embarqué cinq hommes suspects d’appartenir à l’OPA. Ils sont arrivés un soir comme celui-ci et le capitaine qui commandait l’escorte a demandé à Ali-Messaoud d’aller chercher les cinq suspects.
Ali en a référé par téléphone à Marcadot et il leur a répondu qu’il avait reçu l’ordre de mettre à leur disposition le fichier et le plan du village, mais que son commandant de compagnie lui avait affirmé qu’en tant que simple ”margi”, il ne pouvait procéder à l’arrestation des hommes mis en cause. Ali a tendu le combiné au capitaine pour qu’il ait directement la communication avec Marcadot, mais le visiteur l’a repoussé, agacé. Ils ont emmenés les cinq villageois, après avoir difficilement trouvé les mechta.
Quand, à son retour, Ali a relaté l’événement à Jaqez, celui-ci n’y a guère prêté attention. Ces descentes du 2ème Bureau étaient fréquentes dans les villages. Il a par contre, apprécié la prudence de Ali et les subtiles arguties de son commandant de compagnie ; certes, Marcadot est timoré, mais d’une belle probité et Jaqez sait que sa morale réprouve, autant que la sienne, les méthodes de leurs officines de renseignements.


À la mi-février, un soir de tempête et de pluie, il est sous le petit auvent qui prolonge la cagna à l’est. De là on domine la vallée qui s’évase en replis amollis de terre nue pendant sept kilomètres jusqu’aux petites gorges plus boisées de Sidi-Merouane qui enserrent la piste trois kilomètres avant Marceau. La nuit va tomber sur cette pluie d’hiver interminable et froide. Les récoltes de l’été sont à ce prix. Jaqez aime ces pluies. Tout le village est rentré, les ruelles désertes. Drôle de couvre-feu qui va de soi.
Ces villageois et lui, ils sont quoi dans l’histoire de cette vallée, dans la rumeur horrifiée de cette guerre ? Ces crêtes déchirées, ces longs dévalements de forêts jusqu’à la souplesse arrondie des terres fertiles et ces terres même ....la pensée “camusienne” du monde qui vainc l’histoire.
Ces paysans sont de cette terre et il est, lui le survenu, de cette terre aussi, quelles que soient les circonstances et de leur présence et de sa venue. D’autres y vivront, d’autres encore y passeront. Ce qui importe, c’est, dans cette vallée, depuis des temps et des temps, le cri de la fille qui sort d’entre les jambes de sa mère et le sourire de celle-ci quand elle rompt le cordon.

Sur la même grève, la mer primordiale répète inlassablement les mêmes paroles et rejette les mêmes êtres étonnés de vivre.

Écrit Héraclite.

Assourdis par la pluie, le bêlement des troupeaux de moutons et de chèvres, l‘éraillement niais des ânes montent du parc à bestiaux, en bas près de la porte sud. Plus près, des mechtas voisines, paisible et familier, le roulement des moulins à semoule précède le parfum chaud des kesra qui dorent sur les kanoun. Partie de tarots dans la cagna. Jaqez tient à s’accorder ces minutes de solitude qui devancent la nuit. Veilleur des crépuscules. Le village semble se glisser dans l’apaisement. Il s’accorde à cette paix.
Il pense organiser une seconde assemblée, ouverte à tous, un vendredi, après la grande prière du milieu de l’après-midi. Il va lui falloir consulter Ali-Messaoud et Carbone.

Soudain, au débouché des gorges de Sidi-Merouane, phares en veilleuse, comme en opération, un convoi monte lentement vers eux. Il ne distingue pas encore le nombre de véhicules. Étonnant à cette heure ; le convoi quotidien de Rhardous est remonté vers quatre heures, ils ont déposé le ravitaillement et le courrier. Personne ne les a avertis et le convoi, dont il croit distinguer les trois véhicules, un half-track, un GMC bâché et un command-car, n’est pas assez important pour que ce soit une unité faisant mouvement pour une opération de bouclage et de ratissage dans les quartiers frontaliers du leur.
Il a comme une sale appréhension quand le convoi s’arrête devant la porte sud.
Carbone et Tidjane descendent ouvrir. Le command-car et le GMC grimpent jusqu’à la cagna, poursuivent jusqu’à la placette où ils font demi-tour et s’arrêtent à hauteur du poste dans l’allée centrale. Tous les gars sont sortis. « C’est le 2ème Bureau » lui souffle Carbone.
Décidément, il n’aime pas cela du tout. Descendent du command-car, un capitaine, un “juteux” et un type à l’allure assez indéfinie, mi-civile, mi-militaire ; du GMC, huit bidasses, et ils ne semblent pas être de trop pour faire glisser du haillon abaissé deux lourds paquets de forme allongée qu’ils déposent à terre.
Ali, Carbone et lui, ils se sont regardés. Ça va, on a compris !

Le capitaine se présente : « 2ème Bureau de la zone. Mes deux adjoints. » Il désigne de la tête le “juteux” et le civil qui l’encadrent. Pas de noms, pas de salut, pas de main tendue ! C’est aussi bien ainsi. Quoique refuser le serrement de main leur eût permis de baliser la suite de la discussion.
« C’est quoi tout ce cirque ? Et à cette heure ? » À son tour, d’un signe de la tête, Jaqez désigne les deux paquets à terre, ses deux sbires et les autres en retrait, adossés aux véhicules.
Il l’a précédé, ça le surprend, le capitaine. La nuit est tombée. Ils ne distinguent plus leurs visages, dans la maigre lumière de la lampe à pétrole.
« Lieutenant Jaqez ? Vous êtes le responsable militaire de ce regroupement ?
– Ça ne se voit pas, mais c’est oui !
– Il y a eu un pépin. Deux des suspects que nous étions venus interpellés, il y a quinze jours, ont eu un accident ! »
Il montre les deux toiles bâchées qui luisent sous la pluie.
« Et, alors ? » Jaqez a décidé de ne pas desserrer les dents. Aucune émotion, ni dégoût.
Ça désarçonne le capitaine un peu plus. Le civil vient à son aide et s’avance en tendant à Jaqez un mince dossier :
« Vous devez remettre les corps à leurs familles. Voici les actes de décès. Il s’agit d’un regrettable accident. » Il demeure avec sa main tendue et son dossier dans le vide. Jaqez l’ignore. Il s’approche du capitaine, il veut qu’il devine au moins son visage :
« Vous êtes un supérieur hiérarchique. Je n’ai pas d’ordre à vous donner. Mais un conseil : c’est vous qui allez rendre ces hommes à leurs familles.
– Ce blanc-bec qui fait du sentiment !
C’est le “juteux “ qui se manifeste. celui-là, Jaqez l’aligne malproprement. Mais tant pis !
– Vu le poil que j’ai au menton, le blanc-bec, c’est toi.
Rires des gars derrière Jaqez.
– Et poursuis des remarques de ce genre et je te cloue un rapport au cul pour insultes à supérieur hiérarchique ! Le“juteux“ en suffoque, il fait un pas en avant, le capitaine le retient, la main sur le bras.
« Vous pourriez au moins avoir le respect de l’âge, Lieutenant !
– Je n’ai aucun respect pour les salauds. Vous allez rendre les corps. Et de suite !
– Remontez à bord des véhicules ! Nous n’avons plus rien à faire ici. »
Le capitaine a donné l’ordre froidement ; ils tournent le dos aux deux cadavres, ils commencent à remonter dans leurs véhicules.
« Les gars, aux pneus, s’ils bougent ! » Jaqez n’a pas eu à grand-chose à dire, tous ont entendu le bruit caractéristique de huit culasses qui s’arment ; contournant la cagna et les mechtas, ses “gus” ont pris position en demi-cercle à dix mètres autour des deux véhicules, leur barrant la descente vers la porte sud. Les autres ont suspendu leur mouvement. Le capitaine veut revenir vers Jaqez :
« Lieutenant, ce n’est pas possible !
– N’avancez pas, mon Capitaine. C’est possible et il est plus que probable que vous allez devoir vous-même rendre les corps. Dites aux sbires qui vous accompagnent de ne pas faire les mariols. Mes gars ne sont pas des planqués de vos officines de torture, ils ont un an et un peu plus de commando de chasse dans les mains.
Un silence épais. – Ça va. Nous rendons nous-mêmes les corps. »
Il a fait signe aux autres. Il a juste demandé à Jaqez, en lui donnant les noms des deux suppliciés, l’emplacement des mechtas.

Le village est demeuré étrangement silencieux. En attendant que leurs chefs reviennent de leur sale corvée, il y en a bien deux ou trois de l’escorte, restés aux véhicules, qui ont tenté de plaisanter, manière de dérider la situation. Mais les gars de Tamloul n’ont pas desserrer les dents, le doigt sur la détente.
Quand les gens du DOP sont repartis, sans mot dire, sans un regard, Jaqez est monté à Rhardous. Ils s’étonnaient, là-haut, de ce tardif convoi. Marcadot n’a fait aucun commentaire :
« C’est bien, lui a-t-il dit. Je vous couvrirai ! »
Jaqez l’en a remercié en lui disant qu’il pensait que ça n’allait pas être nécessaire, qu’ils allaient s’écraser, que le jour où les deux torturés seraient enterrés, ce serait judicieux de mettre en couverture, mais à distance discrète, une section de chez nous. Willy lui a dit qu’il assurerait la protection lui-même.

Le lendemain matin, les regards étaient fermés, sombres, certains à la limite de la haine. Le soir, il est allé au café maure avec Ali-Messaoud. Il y avait beaucoup d’hommes. Ils leur ont expliqué ce qui s’était passé – Jaqez croit cependant que, dès le matin, ils le savaient déjà. Il a demandé d’être averti de la date et du lieu des funérailles. Il a dit qu’ils boucleraient le site, mais à distance. Il n’y avait plus aucune haine dans leurs regards. Seule, une immense lassitude.
Il a joué la froideur guerrière, il était tout autant bouleversé que le jour où Bultat et Righini avaient abattu Hocine, le petit berger. Il n’a pas osé rendre visite aux familles, il était encore, et honteux, un soldat français.
Ali, Tidjane, Younsi et El-Amhra ont voulu assister à l’Amin sur la placette. Il ne pouvait que les approuver. Il leur a dit oui. Mais armés.
De l’événement, il y eut juste une allusion de la part de De Corme Saint-Aubin, beaucoup plus tard, un jour où tous les chefs de bataillons, les officiers “Action psychologique” et les SAS de la Zone étaient réunis à Cherchell, d’une voix tonitruante : « Alors, Jaqez ! On en veut aux pneumatiques de mon 2ème Bureau ! » Un certain sourire dans la noble assistance.

Galtier, le lieutenant de la SAS de Marceau, quelques jours plus tard, lui annonçe sa venue ; il a avisé Marcadot et Galtier et lui ont carte blanche pour que Tamloul devienne autre chose qu’un camp à barbelés. Jaqez apprécie la discrétion de Galtier ; il avait craint que celui-ci ne monta avec sa harka à cheval.
Tamloul n’a guère besoin de la splendeur ancestrale...
Profitant d’un convoi du bataillon, il vient en jeep accompagné de deux algériennes qu’il présente à Jaqez comme étant membres de son équipe médico-sociale itinérante, les EMSI. Aïcha est une belle plante brune bien en chair au profil bourbonien, la crinière noire entorsadée sur la nuque ; la seconde, Fatima-Zohra, petite, un peu boulotte, cheveux roux crépus, la joue droite comme marquée d’une tache ressemblant à une brûlure, compense la banalité de son visage par un sourire qui s’ouvre souvent en cascades de rires.
Galtier ajoute que, s’ils décident, tous deux, d’un accompagnement sanitaire et social en lien avec Jean Lehoux et Sadourne, elles se portent volontaires pour intervenir à Tamloul. Aïcha qui est algéroise, travaille déjà avec Jean dans les petits regroupements alentour de Marceau. Quant à Fatima-Zohra, elle est originaire d’un douar du Bou-Maad. Jaqez reconnait Aïcha comme étant une des deux femmes qui accompagnaient Rabéa Akermi lors de sa troisième rencontre avec celle-ci.
Il a tenu à ce que les gars qui ne sont pas occupés par les tâches quotidiennes assistent à la réunion, il dit à Galtier que ni eux, ni lui ne sont des brutes de commando, que ces armes qu’ils ont toujours à portée de main, c’est pour défendre leur peau qu’ils sont encore d’une extrême méfiance quand ils arpentent de nuit ou de jour les rues de ce village, mais que cette obligation de vie quotidienne avec ces femmes et ces hommes dans des conditions aussi austères, les amènent à les considérer avec respect et que ses “gus” et lui sont prêts à tout mettre en œuvre pour que ces gens puissent vivre avec plus de dignité dans la précarité de ces huttes et l’enlisement de la boue.

Et puis il ajoute qu’il ne sait plus, lui, se situer entre l’idée de cette Algérie française, de cette Algérie algérienne, qu’il a mal de ces dichotomies d’être chez soi et d’être l’étranger.....et. ...Pourquoi pas déjà un troisième chemin...Le regard attentif des deux algériennes lui embrouille la pensée.
Ça lui fait l’effet d’un discours un peu pompier mais ce n’est qu’avec de telles paroles qu’il croit pouvoir dépasser la déchirure guerre et paix... Il sent l’intensité du regard des deux jeunes femmes sur lui.

Ils décident donc de la réorganisation du village : les dix-huit îlots du plan seront regroupés en quatre quartiers. Les chefs d’îlots seront élus par tous les habitants adultes de l’îlot. Chacun peut être candidat. Les dix-huit éliront les quatre chefs de quartier dont les candidatures auront été libres aussi. Le chef de quartier a carte blanche avec ses chefs d’îlots. Ils seront responsables de l’état-civil, de l’hygiène, de la santé, ils feront passer toutes les informations qui viendront de l’autorité militaire, arbitreront les différends qui peuvent surgir entre les habitants d’un îlot, ils assureront aussi la gestion, le nettoyage et la répartition des tours aux trois fontaines du village.
L’ensemble des élus, Galtier et Jaqez à la coordination, formeront la djemaa qui gère l’ensemble et traitera de ce qui échappe aux compétences des îlots et quartiers. L’application des décisions sera pris par un exécutif composé des quatre chefs de quartiers et de Jaqez lui-même. Ils siégeront chaque semaine et tout autant que l’exigera la vie du village et l’évolution des événements qui les agitent et dont ils ne sont que les humbles cheminants. Galtier et Jaqez n’ont pas voulu interférer dans le choix des chefs d’îlots. Ils élisent ? Ils désignent ? Ils nomment ? Ils cooptent ? C’est leur affaire.

Galtier est revenu un matin à la tête de sa harka montée et toute son équipe, une trentaine de personnes. Ils ont passé la journée dans les ruelles de mechta en mechta, à expliquer l’organisation, le rôle des chefs d’îlots et de quartiers. Il fallait resituer cette action dans l’ensemble plus vaste de ces deux mille paysans qui avaient toujours vécu là-haut sur le flanc de ce djebel en un éclatement de petits douar de quinze à vingt personnes, autonomes et farouchement jalouses de l’abondance de leur source, de la beauté de leurs vergers, de la virginité de leurs filles. Et la guerre les a entassés là à deux mille, sans souci de leur origine, de leurs liens, de leurs haines.

Trois semaines plus tard, chaque îlot est venu présenter son responsable ; ils sont cinq ou six venus assurer que c’est bien celui-là qu’ils ont souhaité.
Quelques femmes parmi les cinq ou six, mais pas une au sein des dix-huit. Ça s’est fait en présence de Fromont, le commandant, de Marcadot ; Galtier est revenu avec sa harka montée en grand harnachement.
Jaqez a consigné les noms des élus sur un registre et ceux qui étaient venus les présenter ont signé de leur nom, marqué d’une croix ou voulu apposer l’empreinte de leur pouce encré. Le soir même, les dix-huit, réunis au café maure de la placette, noire de monde, ont désigné parmi eux les quatre chefs de quartiers.
Le lendemain, en consultant avec Galtier et Ali-Messaoud le fichier des mechtas, il était clair que trois de ces hommes appartenaient à l’organisation politico-administrative du FLN ; le quatrième, Lounès BenSghir est un ancien de Monte-Cassino, il a laissé une de ses jambes au passage du Rhin en 1944. Ils se sont regardés tous les trois en souriant.
Galtier a dit : « Vous pouvez être sûrs que le village va être réorganisé, géré, assaini ! »

Ces quatre hommes vont compter terriblement pour Jaqez. Le chemin qu’il veut prendre sans encore le savoir clairement, c’est eux qui vont le lui ouvrir avec leur sagesse ancestrale, leur passion de leur pays, leur tolérance de pensée et leur indulgence souriante pour ce jeune homme un peu fou qui pense encore trop à la guerre et à protéger sa peau. Eux quatre.
Et cette femme qui vient, qu’il va bientôt revoir, ici-même !

La nuit de cette élection, il n’y aura plus de contrôle de mechtas. Ni cette nuit-là, ni les autres nuits. Demeurent, cependant, à toute heure de toutes nuits, les deux embusqués qui rôdent et se tapient dans l’obscur des ruelles, scrutant le glacis au-delà des barbelés.

Ce compagnonnage qui naît
cette femme qui s’annonce.

Malgré eux, malgré elle,
encore et plus que jamais,
la main attentive sur l’arme !

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6 Messages de forum

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  • Tamloul 2

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  • Tamloul 2

    12 décembre 2014 10:01, par Matrena
    Superbe matinée , démarre par la lecture captivante ! Matrena administre ce site sur le abri de piscine

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