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05. Le premier sang

mardi 4 mars 2008


[/On ne croit pas à la guerre quand elle n’entre pas dans la maison...

Louis Aragon
Le fou d’Elsa/]

Ils ratissent depuis le début de jour dans les collines qui dominent Affreville au nord-est. On aperçoit encore quelques lumières qui vont s’éteindre avec le jour qui lève. Elles sont comme rassurantes. Rien de comparable à l’inquiétante solitude du djebel désert. Et pourtant !
Le commando est monté : Logier, le 301 à gauche, Willy, le 302 près de Jaqez et Yver le flanque avec ses "sénégalais" de la 304 sur sa droite. Ils ratissent sans trop y croire. Une compagnie d’appelés en ratissage tient plus de la colonie de vacances et du camp d’adolescents que d’un commando même si cette compagnie s’appelle dorénavant Kimono 30 : rires, coups de gueule, les gars s’interpellent de section à section. Un beau raffut dans le djebel. Y ont-ils jamais cru depuis deux mois qu’ils sont passé commando de chasse, rien pour ainsi dire. La frénésie de Logier, il y a trois semaines dans les brumes du Zaccar qui a coursé en vain des éléments non identifiés, a toujours paru aux trois autres, les appelés, le zèle d’un cyrard en quête de gloire, de médaille et de promotion. Il est sympathique, Logier et pas bêcheur pour un gars qui a fait Coëtquidan, mais il s’y croit. Alors aujourd’hui aussi, il en rajoute dans les liaisons radio.

Lui aussi, il s’y croit. C’est un peu facile de se démarquer : les appelés et ceux de carrière. Ce faux clivage sera à nouveau invoqué” pour d’autres occasions moins glorieuses. C’est un certaine ivresse de se retrouver à la tête d’une section de vingt hommes.
Jaqez se contente de surveiller les distances entre ses gars, le terrain est dégagé. Où pourraient se planquer les “fells” ? Le Deuxième Bureau de Lavarende affabule. Une fois de plus, les va-et-vient entre la salle d’interrogatoire et le bar du quartier général ont eu une trop grande fréquence. Ils ont un peu trop tendance à justifier leur ivrognerie et leur sadisme avec des bulletins de renseignements nombreux et trop diserts. Toujours le fameux clivage entre les état-majors, leurs planqués, leurs femmes et ceux des pitons et des crapahuts sans bistrots et sans filles.

Dix heures, le soleil est monté, le commando est un peu plus haut désormais, il a atteint un plateau qui s’élargit vers l’est, couvert d’arbousiers et de genévriers assez serrés pour ralentir la progression des hommes. Moins de rires. La fatigue est montée aussi et la traditionnelle veillée de beuverie qui précède les départs en opération alourdit les jambes, râpe les gorges et amenuise le souffle.

Ça n’a pas duré vingt secondes : détonations lourdes, crépitements secs de mitraillettes. Silence. Cris. Cinq silhouettes.
Oui, il a eu le temps de compter. Devant eux, levées droites, vingt mètres devant, avec ces drôles de détonation. Deux, trois ?
Très, très vite, les rafales des MAT 49.
Gémissements. Il regarde à droite, à gauche. Les gars sont figés. Comme un râle tout près de lui. Qu’est-il arrivé à Renaud renversé sur un arbousier ? Gémissements devant eux, là d’où les silhouettes ont surgi.
Attention, attention !
S’occuper de Renaud. La cuisse gauche touchée, le sang teinte le treillis, une main au-dessous de l’aîne.
« Mon lieutenant ! Mon lieutenant ! On en a eu trois.
– Et les autres ?
– Blessés, mais y’en a un qui est mal en point. La gueule éclatée. On l’achève, Mon lieutenant ?
– Merde, les gars. Déconnez pas !
– Et Renaud, Mon lieutenant, y n’va pas crever, lui ? »

Ça grésille de partout dans le poste radio, les potes appellent, le PC appelle, le Quartier, poste de commandement du Bataillon, appelle. Les gars de 302 viennent vers eux. Jaqez hèle le radio de Willy .
« Demande une évacuation sanitaire. Trois mecs au tapis. Renaud et deux des fells !
– On crève les fells, Mon lieutenant ! »

Bondir. Armer la carabine US. Il écarte les plus proches des deux fells qui gémissent inconscients. Il se met entre les deux corps à terre et ses gars tout autour, haineux.
« Jamais, les mecs ! Jamais ! Je suis foutu de descendre le premier qui tire ! » Soudain, la peur qui l’envahit. S’il doit le faire, à leurs regards, il sent qu’il peut y passer lui aussi.
Silence des hommes debout.
« Non, non, Mon lieutenant. Mon lieutenant, on déconnait. »
Ils se reculent.
« Merci, les gars ! Barak ‘Allah, oufikoum ! »
Sadourne, l’infirmier qui est arrivé, s’affaire près de Renaud.
« La fémorale ! Il faut que l’hélico fasse vite, vite. Ça saigne moins. On dirait qu’un bouchon de tissu bloque l’artère. Je vais voir les deux fells. »

Ils n’étaient que cinq. Les autres sections continuent de ratisser alentour les buissons, mètre par mètre. Ils ont regroupés les blessés côte à côte, les cadavres de trois autres demeurés là où ils sont tombés. La faim se fait sentir. Rien ne s’est donc passé.
Les boites de rations s’ouvrent. Peu de paroles. Mais ces trois morts, ces trois blessés, ces vingt vivants qui baffrent, ça fait désordre dans le paysage.
C’est ça, la guerre ?

L’hélicoptère arrivera un quart d’heure après. Le rebelle à la gueule éclatée est mort. La fémorale de Renaud se rouvrira dans l’hélico et Sadourne aura beau appuyer des deux poings sur le bas-ventre du copain, ça n’empêchera pas la vie de s’en aller.

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